vendredi 17 mars 2017

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Depeche Mode, un album majeur pour une époque bouleversée - Le Temps



Depeche Mode, un album majeur pour une époque bouleversée

Le cargo «synth-pop» anglais aura tout connu: triomphes et déchirements. Pour autant, alors que paraît ce vendredi un nouvel album baptisé «Spirit», il tient encore bon. Itinéraire de garçons coiffeurs devenu géants
Dans le clip de «Where’s the Revolution», Dave Gahan se découvre poivre et sel, marqué des rides et cernes de qui a autrefois touché le fond. A ses côtés, Martin L. Gore et Andy Fletcher ne paraissent pas plus frais. Depuis trente-sept ans, les Anglais portent à bout de bras un groupe hier méprisé des puristes rock pour ses claviers et postures étudiées. Aujourd’hui? Tout le contraire! Pour avoir élaboré en toute indépendance une œuvre racée marquée par une somme ahurissante de tubes patrimoniaux, Depeche Mode s’aborde comme un monument pop. Surprise. Il subjugue encore alors que sort un quatorzième album studio.

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Depeche Mode aurait dû depuis longtemps crever, laissant derrière lui une suite de disques que les quadras d’aujourd’hui, grandis en écoutant ces types, se conteraient avec tendresse. «Some Great Reward» (1984): massif! «Music for the Masses» (1987): énorme! «Violator» (1989): archiculte! Et pareil pour les glorieuses tournées mondiales qui voyaient des ex-petites frappes du sud-ouest britannique propager la parole synth-pop jusque dans les trous d’Amérique. Cul, foi, rédemption, gueule de bois, cœurs fanés: passé ses airs crâneurs, «DM» disait toute la douleur qu’il y avait à vivre dans un siècle agonisant, ère vulgaire dont il célébrait sur beats lourds et textures industrielles l’effondrement annoncé. Alors voilà, on devrait être une poignée, pas plus, à se souvenir de ce que Gore & Cie ont un jour accompli: traduire le Zeitgeist, contribuer à démocratiser les esthétiques robotiques, et incarner une idée déterminée, malgré le succès, de l’indépendance artistique. Marchant sur les mêmes brisées, laminés par le fric facile, les excès, la paresse conceptuelle, enfin la dépression, d’autres ont coulé net – ou bouclent à cette heure quelques deals opportunistes auprès d’enseignes planétaires pourvu que soit retardée l’heure de la retraite. Pas «DM»! A 50 ans bien tapés, Dave Gahan et ses gars incarnent même toujours et avec une farouche autonomie une promesse parmi les plus précieuses avancées par la pop: offrir une synthèse des avant-gardes acceptable par le plus grand nombre.

«Tocards crêpés»

On l’a un peu oublié. Mais aimer Depeche Mode a parfois pris des airs de chemin de croix. Durant les années 1980, ça va encore. On en a provisoirement fini avec le punk. L’ère est aux «nouveaux romantiques», un mouvement pop lié au glam rock qu’on observe aujourd’hui avec embarras, mais qui sous Thatcher et à coups de synthés cheap traduit toute la détresse qu’il y a à s’inventer un futur dans une Angleterre épuisée. Spandau Ballet ou The Human League tiennent la dragée haute. Délires textiles et capillaires, maquillage et poses outrées de vermine efféminée se succèdent. Là, apparaît Depeche Mode. D’abord, un navire comme un autre, arborant Moog, permanentes et cuir, gueules d’amour et postures d’anges déchus.

Le single «I Just Can’t Get Enough» cartonne. On pense en rester là, alors que leurs pairs connaissent pluies de coke, bientôt hécatombe. Mais «DM» déjoue les pronostics, alignant une suite de disques populaires, ténébreux, sensuels, où le groove verglacé se pique chez Kraftwerk, le venin chez le Heroes de Bowie, les corrosions chez Einstürzende Neubauten. Mais pour les puristes, bourrins déguisés et spécialistes inutiles comme l’on sait, rien à faire! Depeche Mode s’accroche à ses claviers? Il ne peut alors s’agir que de «pédales camées», de «tocards crêpés». Alors que le hip-hop s’épanouit ou que la house music devient la B.O. du Summer of Love anglais, le rock retrouve son mordant avec les Guns et Kurt Cobain. Là, s’obstiner à voir en Gore et Gahan des demi-dieux pop vous attire des quolibets.

Sans remède

On a passé la quarantaine, à présent. On s’amuse de voir les troupeaux qui aimaient autrefois à prendre «DM» comme punching-ball lui tresser des lauriers. Navrant, mais il a fallu cette éternité pour que l’art de ces types soit reconnu pour ce qu’il est: un blues blanc sans peau ni os où s’étalent les souffrances de qui perd un jour foi, confiance, amour, soutien, direction. De qui regarde sa solitude, ses regrets ou sa déchéance dans les yeux. Dans le chant de Dave Gahan, il est ce tourment de qui s’est un jour pour de bon cru perdu. Dans les mélodies de Martin L. Gore, l’angoisse de qui se débat parmi les ruines, mais sans issue. Depeche Mode: du blues, alors. A renfort de rythmiques martiales ou up-tempo, de claviers vintage et de Gretsch double caisse, peut-être. Mais du blues, ce chagrin sans remède où puisent des chansons immenses: «Walking In My Shoes» ou «Never Let Me Down Again».

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Revenu de tout, Depeche Mode bouge ainsi encore. Et on se reconnaît encore en eux, comme trois décennies plus tôt. Vieilli, c’est vrai. Le déhanché moins souple, la gueule marquée par les coups, et le mode survie pour Table de Loi. Mais toujours là. Pour le symbole qu’ils incarnent dans nos années traversées, et la place souveraine qu’ils occupent dans la mémoire collective désormais, ces garçons se saluent sans réserve, avec admiration. Peut-être dévotion…

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